Construite au XIVe siècle, la cappella dell’Arena, dite « chapelle Scrovegni », renferme à Padoue l’un des joyaux de la pré-Renaissance italienne avec des murs intégralement recouverts de fresques de Giotto. Considéré comme l’œuvre la plus remarquable et significative du maître du Trecento, cet ensemble de peintures murales marque une véritable révolution esthétique.
La chapelle des Scrovegni
En 1300, Enrico Scrovegni, richissime banquier et homme d’affaires de Padoue, fait l’acquisition d’un vaste terrain aux abords d’anciennes arènes romaines (on en voit encore un bout de mur d’enceinte). Il décide ensuite d’y faire construire une église privée, attenant à son palais (détruit en 1827), et destinée à être le caveau familial. Il commandera à Giotto la décoration intérieure de sa cappella Santa Maria dell’Arena (mais il a probablement aussi participé à la maçonnerie du bâtiment). Il est assez formidable de se rendre compte que le frêle édifice et, ainsi, ce chef-d’œuvre ont traversé les siècles jusqu’à nous, résistant aux nombreux tremblements et autres bombardements. L’architecture est assez sobre, avec une forme de maison et des murs en briques apparentes. Seuls les arcs ornementaux blancs sous le pan du toit et quelques fenêtres longilignes (six, versant Sud, et une, trilobée, au-dessus de la façade principale) viennent décorer l’extérieur.
Pour visiter la chapelle Scrovegni (prix : 14€), il faut impérativement réserver à l’avance. L’intérieur est accessible à 25 personnes maximum en même temps. La visite dure 30 minutes et se déroule en deux temps. Une première partie de 10-15 min se fait dans une salle annexe montrant une vidéo explicative sur l’œuvre, son histoire et sa conservation (il s’agit de rééquilibrer la qualité de l’air à l’intérieur après avoir ouvert les portes aux visiteurs). Ensuite, on accède à l’intérieur. Sous un plafond en voûte en berceau semicylindrique, une nef unique avec de grands plans muraux recouverts de peinture a fresco et une petite abside. Un crucifix doré sur bois de plus de deux mètres, également réalisé par Giotto, se trouvait à l’origine dans la chapelle des Scrovegni (il est dorénavant préservé et exposé au Museo Civico de Padoue). Le mobilier latéral a été ajouté plus tard. Profitez-en bien car la durée de visite de la chapelle des Scrovegni est limitée à 15 minutes : une fois la sonnerie retentissant, il faudra quitter illico presto la salle.
La première fois que j’ai visité la chapelle des Scrovegni, c’était lors d’un road trip dans le Nord de l’Italie où j’avais mis Padoue en étape, avec l’idée en tête de pouvoir enfin admirer en vrai les fresques de Giotto. Depuis mon adolescence, je voyais ces images dans mes livres d’histoire de l’Art et ce fut pour moi un profond choc émotionnel, esthétique et intellectuel de me retrouver au cœur de ce chef d’œuvre de l’histoire de l’art (plus encore que La chambre des époux de Mantegna, vue 3 jours plus tard à Mantoue). L’impression de remonter le temps et de tutoyer l’artiste dans son antre.
Les fresques de Giotto
Elève de Cimabue, le peintre, sculpteur et architecte Giotto di Bondone (né vers 1267 dans le Mugello, en Toscane, et mort en 1337) a été l’un des précurseurs de la Renaissance italienne (il a notamment réalisé les fresques de la basilique supérieure Saint-François d’Assise, le crucifix de l’église Santa Maria Novella et le campanile du Duomo de Florence. En s’affranchissant de la tradition artistique byzantine (fond plat et doré, personnages-icônes impassibles et statiques), son œuvre marque la transition entre l’Art Médiéval et la Renaissance. À l’image de la pensée humaniste émergeante, les personnages de Giotto prennent dorénavant corps et esprit. L’artiste cherche à raconter des histoires dramatiques, pathétiques, où chaque personnage a une attitude individualisée, exprimant une émotion se lisant sur le visage, à travers la gestuelle, la position du corps… (Masaccio et Vinci suivront). S’inspirant de l’observation, il donne un aspect réaliste à la scène avec un espace naturaliste et tridimensionnel, mis intuitivement en perspective, dans lesquels les personnages sont positionnés de face, de biais et de dos. Aussi, un travail des ombres est apporté pour donner du volume aux formes, à l’architecture et aux corps. Avec ses avancées techniques et esthétiques, il fera ainsi basculer l’art dans la modernité et influencera toute l’Europe, jusqu’à nos jours où Bill Viola, pionnier de l’art vidéo, a créé une œuvre reprenant justement les fresques de la chapelle des Scrovegni de Padoue.
Entre 1303 et 1305, l’artiste réalise dans la capella degli Scrovegni un ensemble unitaire de panneaux racontant 39 épisodes du Nouveau Testament sur une frise hélicoïdale se déroulant sur trois niveaux, par bande de 6 images (ou 5 quand elles sont entrecoupées de fenêtres sur le mur Sud). Le programme iconographique présente successivement les séquences de la vie d’Anne et Joachim, de la Vierge et du Christ. Son talent est ici à son apogée. Le ton de récit est solennel mais serein. Les personnages sont figurés à taille réelle (chaque fresque mesure 2 x 1,85 m). L’environnement, souvent architectural, est représenté avec une profondeur suggérée (fini les fonds dorés byzantins) dans laquelle viennent se positionner les figurants dans une scène narrative. Les couleurs sont douces et éclatantes, notamment le bleu caractéristique des peintures de Giotto (Klein suivra) que l’on retrouve sur le plafond en voute céleste. La dernière restauration de 2002 a permis de combler les lacunes, redonner de l’éclat aux couleurs… et la différence est vraiment impressionnante !
les fresques de Giotto à l’intérieur de la chapelle des Scrovegni
La vie d’Anne et Joachim
Première séquence du triptyque narratif, la bande supérieure du mur Sud raconte 6 épisodes de la vie d’Anne et Joachim, les grands-parents maternels de Jésus (parents de Marie). Comme les fresques en face de la Vie de la Vierge, la frise est légèrement incurvée pour suivre la courbe de la la voûte. Le récit de ces personnages moins « prestigieux » appartient à la tradition des Évangiles apocryphes et a été transcrite dans la La Légende dorée quelques années avant les fresques de Giotto à Padoue. Dans la veine de la pensée renaissante italienne, il s’agit justement de scènes « ici-bas » avec des personnages appartenant, tout comme nous, à l’humanité mais où le divin vient à la rencontre des êtres en se manifestant sur terre.
la voûte étoilée de la chapelle des Scrovegni
Dans le coin supérieur gauche, la première « case » raconte Joachim chassé du temple parce qu’il n’avait pas d’enfants alors qu’il était déjà âgé, synonyme d’absence de bénédiction divine. Pourtant, à la différence des autres personnages, même religieux, il est le seul à être doté d’une auréole, signe annonciateur de son destin. On lit également la tristesse sur son visage tandis que le corps est déjà tourné vers l’exil. Giotto pose ici ce qui sera les éléments récurrents de son esthétique : un espace divisé en deux par un plan terrestre et un fond céleste bleu, sur lequel se posent une structure architecturale (ou un paysage montagneux) presque sommaire et des personnages en situation. La scène suivante, Joachim parmi les bergers, le montre isolé, acceptant humblement son châtiment, tandis qu’un chien, sortant d’un tumultueux troupeau de moutons, l’accueille joyeusement. Les deux autres personnages se regardent avec éloquence.
Ensuite, vient une des scènes les plus emblématiques des fresques de la chapelle des Scrovegni, L’Annonciation à Sainte-Anne. L’Ange vient annoncer à Sainte-Anne sa future maternité avec la naissance de Marie. L’architecture est représentée en biais, dans un espace perspectif suggérant la profondeur. Comme dans l’ensemble des scènes en intérieur, l’architecture est archaïque avec, à l’intérieur, des personnages presque à l’étroit. La pièce figure une scène de vie se voulant être fidèle à la réalité avec d’humbles objets du quotidien tandis que, à l’extérieur sous un auvent, une servante est en train de filer la laine. Personnage non-sacré, elle ne peut voir le miracle dans l’autre pièce. Le visage de Sainte-Anne, qui est agenouillée avec les bras en prière, reflète son sentiment de dévotion. Les ombres de l’architecture ainsi que sur les corps et les plis des vêtements (le « drapé ») donnent du relief et renforcent la tridimensionnalité de l’espace. Aussi, les auréoles ne sont plus de simples disques plats mais des ellipses orientées selon la position des personnages.
L’Annonciation à Sainte-Anne
Puis, Le Sacrifice de Joachim où un chevreau (macrabement détaillé) est en train de bruler sur un autel tandis que la main de Dieu pénètre la scène par les cieux. On remarquera également l’attention réalistique portée au troupeau en bas avec le combat cornes contre cornes. Le Rêve de Joachim le figure en train de dormir dans un paysage austère et aride, où apparaissent deux bergers et leur troupeau. Dans le ciel, un ange annonce à Joachim que ses prières ont été exaucées et qu’il va devenir père. Le dynamisme de l’épiphanie dans le ciel est rendu avec un flou estompé à l’arrière de l’ange. Enfin, pour finir ce premier cycle des fresques de la chapelle des Scrovegni, La Rencontre à la porte Dorée, autre scène iconique de Giotto. À son retour du désert, Joachim est accueilli par sa femme, Anne, et leur baiser de retrouvaille témoigne d’une émouvante tendresse, d’un amour profond. D’ailleurs, les deux visages, les yeux dans les yeux, semblent s’unir pour n’en former qu’un seul (une fusion rappelant philosophiquement la théorie platonicienne du mythe des androgynes et esthétiquement Le baiser de Brancusi ou encore Le baiser d’Edvard Munch). Les deux personnages sont représentés âgés, cheveux gris et rides apparentes. À l’intérieur de la ville, les amies d’Anne, richement vêtues et contrastant avec le modeste paysan de la campagne, semblent autant être curieuses, amusées que gênées par la scène.
La vie de la Vierge
Sur le mur opposé, également incurvées sur la partie haute, les scènes de la vie de Marie : sa jeunesse, jusqu’à l’annonce de sa maternité. Cette séquence est également inspirée de La Légende dorée. La première image représente La Nativité de la Vierge. On y retrouve la même architecture rudimentaire que pour L’Annonciation à Sainte-Anne. Un groupe, constitué exclusivement de femmes, assiste à la naissance de Marie, auréolée, tandis que Anne, pleine d’amour, tend ses bras pour accueillir son enfant. On remarquera comment Giotto fait jouer dans l’espace les deux femmes de gauche, marquant la transition entre intérieur et extérieur, en les cachant en partie dans l’architecture. Mais le vrai intérêt narratif dans cette peinture est la représentation poly-scénique dans laquelle le nouveau-né est figuré une deuxième fois dans la même image, au pied du lit en train de se faire choyer. On retrouve également, par exemple, ce principe de deux scènes en une dans les fresques de MICHEL-ANGE au plafond de la chapelle Sixtine avec Dieu puis Adam et Eve. Puis, La Présentation de Marie au Temple, première des quatre épisodes se déroulant au Temple de Jérusalem (celui d’où avait été chassé Joachim et où il revient alors). La vision de biais est remarquable avec notamment une représentation en 3/4 des différents escaliers (de face et de dos). Accueillie par le prêtre, elle quitte alors ses parents.
Ensuite, vient la séquence en trois scènes de l’union de Joseph et Marie, tirée de l’Évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu. On observe une unité de lieu, de composition et des personnages. Dans La Remise des verges, les prétendants remettent une baguette de bois au prêtre car il est prédit que seule celle de l’heureux élu fleurira. L’issue est pourtant déjà indiquée avec l’auréole au-dessus de la tête de Joseph, tout à gauche. Sa position en retrait révèle qu’il n’est pas a priori le favori puisqu’il est trop âgé pour la jeune Marie. La prière des prétendants figurent les personnages agenouillés (le traitement des volumes est ici remarquable avec un jeu de lumière et d’ombres en dégradé sur les vêtements colorés), priant l’intervention divine devant l’autel sur lequel les verges ont été posées. Néanmoins, dans l’image suivante, Le Mariage de la Vierge, on voit le prêtre unir Marie à Joseph, tenant sa verge fleurie d’un lys blanc, sur laquelle est venue se poser une colombe, symbole de l’esprit Saint. Pourtant scène sacrée, Giotto la traite de manière réaliste, comme un mariage entre deux personnes de l’aristocratie ou de la riche bourgeoisie de l’époque. Les figures sont totalement humanisées et seules les auréoles indiquent leur sainteté. Alors que la partie droite, dans l’édicule, reflètent le bonheur et la quiétude, les autres ex-prétendants, à gauche, expriment leur déception (on peut même voir l’un d’eux casser sa baguette avec son genou). Puis, Marie rentre à Nazareth (seule), entourée de jeunes filles et accueillie par des musiciens. La loggia en haut à droite annonce visuellement la suite architecturale, formant un ensemble cohérent.
Sur l’arc triomphal, Dieu le Père charge l’archange Gabriel de faire l’annonce à Marie (l’Éternel est peint sur un panneau en bois, suggérant l’hypothèse d’une fenêtre à l’origine). Sur un ton solennel, la scène annonce le début du salut de l’humanité avec l’incarnation du Christ à venir). En-dessous, en deux parties, L’Annonciation avec, de part et d’autre de l’abside et formant une composition en triangle avec le Père, l’archange Gabriel, bouche ouverte et main levée, dont une lumière sacrée émane du corps, et la Vierge, bras en croix, la recevant. Les auréoles sont parfaitement en ellipse et semblent même se détacher du fond avec leur liseré noir. Subtilité picturale, les balcons de la scène sont représentés avec une perspective inversée (vers l’intérieur) de manière à suggérer que les deux édifices se font face et ainsi l’Ange et la Vierge. La logique spatiale aurait voulu qu’ils soient orientés vers l’extérieur en les regardant de face. Autre détail, les fenêtres gothiques trilobées sur les loggias, caractéristiques du XIVe siècle en Vénétie (notamment à Vérone). En-dessous à droite, ultime image du cycle de la Vierge, La Visitation, dans laquelle les cheveux tressés symbolisent sa néo-matrimonialité. Elle est entourée de deux autres femmes enceintes, dont sa cousine Elisabeth.
l’arc triomphal de la chapelle des Scrovegni
La vie du Christ
Même si la chapelle des Scrovegni est consacrée à la Vierge, Giotto relate dans ce troisième cycle la vie de Jésus en 23 scènes (la séquence la plus fournie). La première est une représentation de La Nativité avec une Vierge allongée et aimante tandis que Joseph semble épuisé au milieu du troupeau. Les bergers, de dos, observent avec interrogation le vol des anges en prière au-dessus de l’abri. La détérioration de la peinture a fresco ne laisse plus apparaitre grand-chose de la si précieuse mais instable couleur bleu outre-mer du manteau de Marie (encore plus dans les scènes suivantes où il ne reste que quelques éclats). L’Adoration des Rois mages figure ces trois personnages selon la tradition médiévale, à savoir d’âges différents et de même couleur de peau (la représentation de Balthazar noir arrivera un siècle plus tard). Pendant que le plus ancien a l’honneur de s’agenouiller en premier, la comète qui les a guidés traverse le ciel (la comète de Halley était justement passée quelques années avant les fresques de Giotto). On remarquera l’expressivité presque comique des dromadaires ainsi que le superbe visage en 3/4 horizontal et vertical du chamelier.
Dans La Présentation au Temple, on retrouve (seul) le même ciborium à colonnes torsadées que dans la première scène, mais démuni de l’architecture, apportant, là encore, une cohérence d’éléments sur l’ensemble des fresques de la chapelle des Scrovegni de Padoue. L’ange pénètre également la scène, de biais, avec le même effet de trainée estompée. Placée sous les scènes de Joachim dans le désert, La Fuite en Égypte reprend le paysage sobre et aride, confirmant le choix de Giotto concernant le rythme et la récurrence des compositions. La détermination de la Vierge se lit dans son regard, fixe droit devant, alors que, dans les fresques de la basilique Saint-François d’Assise, Giotto lui a donné une expression plus tendre. L’ange leur indique le chemin. Le Massacre des Innocents est la seule scène disposant deux architectures au lieu d’une, avec ce qui semble être un baptistère (certains historiens de l’art évoque un « baptême… de sang »). Si la scène montre une grande dramaturgie, les représentations et expressions des personnages ne sont plus individualisées, ce qui fait penser que Giotto aurait laissé des assistants s’occuper de cette partie. Il en est de même avec le « tas » d’enfants morts qui ressemble davantage à un collage, sans le subtil traitement de volume qui a fait la renommée de l’artiste italien.
Passant sur l’autre mur, Le Christ devant les docteurs est une des fresques de la chapelle des Scrovegni les plus abîmées. Elle est également la première à se dérouler dans un espace entièrement intérieur. Alors que la scène des scribes écoutant le jeune Jésus est solennelle, Marie et Joseph expriment une grande inquiétude et affection de retrouver leur enfant après 3 jours sans savoir où il était. Le Baptême de Jésus, entouré de personnages (dont Saint Jean-Baptiste) sur les rives ainsi que, apparaissant dynamiquement en un superbe raccourci et légèrement de 3/4 dans le ciel, Dieu, irradiant de lumière. Le Christ est ici représenté entièrement nu, outrepassant les conventions picturales pour un véritable réalisme. Néanmoins, une anomalie topographique se manifeste par une étrange montée des eaux du Jourdain jusqu’au ventre du Christ alors que celles-ci n’inondent pas les rives… On notera tout de même le remarquable travail sur la transparence de l’eau. Dans Les Noces de Cana, on peut voir la scène de la transformation de l’eau en vin, tandis que le sommelier, comiquement aussi rond que les jarres emplies, boit goulument le breuvage. L’environnement est soigneusement décoré et plus riche que précédemment avec une tenture et une marqueterie suggérant la tridimensionnalité de l’espace. Le drapé du personnage central, sous la table, est particulièrement distingué.
La Résurrection de Lazare, qui se déroule dans un habituel paysage rocheux, est riche en personnages et en détails. Jésus est sûr du miracle tandis que les autres personnages expriment vénération, stupéfaction ou perplexité sur leur visage. Certains, par souci de réalisme de la scène, se cachent même le nez devant l’odeur cadavérique. L’Entrée à Jérusalem figure le Christ dans quasiment la même position. Le cortège sacré est accueilli avec des rameaux d’oliviers que les personnages sont encore en train de chercher dans les arbres, un autre se prosterne en étendant son manteau au sol sur le passage de l’âne.
Dans la scène des Marchands chassés du temple, l’architecture est plus imposante et complexe, annonçant celle de l’arc triomphal à laquelle elle est juxtaposée. On y aperçoit les sculptures évoquant Venise : les lions de Saint-Marc et les chevaux de Constantinople. Enfin, sous l’arc triomphal, La Trahison de Judas, point de bascule géographique et narratif entre la vie et la Passion du Christ, représente le traître, couvert d’une auréole noire. Tandis qu’il reçoit les 30 deniers, « le démon entre en lui ». Pendant ce temps-là, le personnage en vert complote, et ce depuis l’image précédente (à droite avec le personnage en rouge). La gestualité et l’attitude des personnages sont d’une grande justesse.
Les épisodes suivants, sur la partie inférieure des fresques de la chapelle des Scrovegni, racontent la Passion du Christ. Les scènes deviennent de plus en plus tragiques et le ton plus élevé. La Cène et Le Lavement des pieds se déroulent dans le même espace architectural, là encore sobre. Les deux scènes sont solennelles, sereines et silencieuses. Chaque personnage a un vêtement individualisé qui permettra de l’identifier tout au long de la séquence à venir, notamment le manteau jaune de Judas (au Moyen-Âge, les juifs devaient porter un chapeau ou un vêtement jaune). Seule l’auréole du Christ, peinte en or pur, possède encore son éclat tandis que les autres, peintes dans une couleur moins précieuse, apparaissent aujourd’hui noirâtres (celle de Judas est, comme on l’a vu précédemment, totalement noire).
La scène nocturne du Baiser de Judas, quant à elle, exprime une grande agitation. Tous les personnages sont en mouvement (Pierre, à gauche, tente de défendre le Christ avec un couteau). Les corps se superposent dans la profondeur tandis que les torches et les lances des soldats se dressent dans le ciel, rythmant la composition à la manière de La Bataille de San Romano (1435-1440) de Paolo UCCELLO (galerie des Offices, Florence). Celles au centre convergent vers l’intense acte de trahison de Judas, splendidement vêtu de jaune (couleur qui deviendra synonyme de traitrise) mais au visage presque grotesque, s’approchant de Jésus, au profil particulièrement beau et serein. La gestualité de l’embrassade est somptueusement évoquée par les plis et le volume du drapé, enveloppant, absorbant le corps du Christ dans le Mal.
Le Baiser de Judas
Puis, Le Christ devant Caïphe dont le réalisme spatio-lumineux est prodigieux de subtilité : la torche (dont la couleur s’est estompée avec les siècles) illumine le centre de la scène nocturne tandis que la périphérie de la pièce est progressivement plus sombre. Les poutres en bois montrent également la maitrise (encore empirique) de la perspective linéaire (l’estrade, un peu moins..). Contestant les dits-blasphèmes de Jésus, le personnage à droite du prêtre s’arrache le vêtement du torse (en retrouvera cette posture sur un ange dans La Crucifixion et dans la figure du vice : la colère). La Flagellation est remarquable d’expressivité. Dans un somptueux manteau doré, la figure du Christ, résigné, acceptant son châtiment, contraste avec la jouissance sadique que porte individuellement chacun des bourreaux. À droite, un groupe assiste à la scène et converse autour de Ponce Pilate (en rouge).
Malgré la restauration, La Montée au Calvaire est particulièrement détériorée avec de nombreuses lacunes. Le Christ, vouté par le poids de la croix, apparait isolé dans la composition, loin de Marie, tout à gauche, dont la tristesse marque profondément l’expression de son visage. On peut également admirer le corps torsadé du personnage de droite pivotant sur lui-même. La composition de La Crucifixion divise doublement l’espace en deux. Dans la partie supérieure, les anges, virevoltant et expressifs, et sur terre, les humains. Dans cette partie ici-bas, à droite, les bourreaux et, à gauche, les fidèles souffrant (la représentation de la Vierge s’évanouissant est remarquable dans l’évocation de ce corps vacillant).
La Lamentation sur le Christ mort est une des fresques les plus iconiques de la chapelle des Scrovegni. La composition de Giotto vise à faire ressortir le caractère poignant de la scène : la Vierge Marie et ses disciples pleurent sur son cadavre, contextualisés dans un environnement naturel et donc réaliste. L’axe du rocher traversant l’image et le regard de tous les personnages dirigent celui du spectateur vers le Christ mort. Chacun montre une expression du visage individualisée, une intense souffrance, tandis que le vol des anges, affolés, produit un tumultueux dynamisme avec ces positions dans toutes les directions. Le paroxysme émotionnel se joue dans le visage de la Vierge avec les traits déformés par la douleur, regardant une dernière fois son fils, les yeux dans les yeux, tandis que celui-ci, entouré de deux masses féminines tournant le dos au regardeur, est totalement inanimé, le visage marqué, bouche ouverte et la peau verdâtre. Vêtu de rose, Jean, se baissant bras ouverts, est stupéfait.
La Lamentation sur le Christ mort
La Résurrection montre des soldats endormis et des anges sur le sarcophage tandis que le Christ, tenant un étendard où est inscrit Victor mortis (« vainqueur de la mort »), fait un signe à Marie Madeleine de ne pas le toucher (« Noli me tangere »). L’Ascension reprend la composition scindée de La Crucifixion et une certaine symétrie classique (que l’on retrouvera dans Le Jugement Dernier). Le Christ disparaissant, ses mains sont déjà en partie hors-cadre. Enfin, dans La Pentecôte, dernière scène de la chapelle des Scrovegni, le Saint Esprit se manifeste en illuminant les Apôtres, « encagés » dans une architecture gothique vernaculaire et contemporaine de Giotto.
Les Vertus et les Vices
Sur la partie basse des murs de la chapelle des Scrovegni, Giotto a utilisé la technique du stuc pour imiter des plinthes en marbre veiné. Sur les panneaux, il a peint en grisaille des représentations allégoriques des Vices d’une côté et, de l’autre, des Vertus. À la manière de l’Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement de Lorenzetti au palazzo Pubblico de Sienne, le spectateur est amené, au milieu des deux parois, à choisir entre le Bien et le Mal, le Salut ou la perdition de son âme. Les fausses statues sont symétriquement opposées : la Sottise / la Prudence ; l’Inconstance / la Force ; la Colère / la Tempérance ; l’Infidélité / la Foi ; l’Envie / la Charité ; le Désespoir / l’Espérance. Placées hiérarchiquement au centre, les deux plus grandes, l’Injustice / la Justice, assises sur un trône dont les effets réciproquement négatifs et positifs, se retrouvent en bas-relief sous leur trône (à savoir le chaos et la jouissance). Seuls deux personnages sont masculins.
D’un coté, les Vertus, figurées par des personnages tous féminins et différenciés : la Prudence assise à un pupitre regarde derrière elle dans un miroir ; la Force, vêtue, telle Hercule d’une peau de lion, est armée d’une masse et d’un énorme bouclier ; la Tempérance, quant à elle, a son épée encore sagement rangée ; la Justice, sereinement assise son trône gothique, tenant en équilibre deux anges semblant évoquer la bienveillance et la répression ; la Foi, en tenue papale, dresse un crucifix et un texte sacré ; la Charité, couronnée de fleurs (symbole de bonheur), tient une corbeille emplie de fruits tandis qu’elle offre une bourse à Dieu ; enfin, l’Espérance, jeune et munie d’ailes, monte au Paradis où un ange va la couronner.
les sept Vertus
En face, les Vices reprennent l’esthétique médiévale avec des effets monstrueux et des représentations grotesques : le Désespoir s’est pendu ; l’Envie, tenant fermement une bourse dans sa main, brûle dans les flammes (colorées) et un serpent sort de sa bouche se retournant contre elle ; l’Infidélité idolâtre une statue féminine ; l’Injustice est figée en juge tyrannique, si paresseux que les arbres l’envahissent ; la Colère arrache ses vêtements (cf : le personnage dans Le Christ devant Caïphe) ; l’Inconstance est assise vacillante sur une sphère, elle-même sur un plan incliné en marbre ; la Sottise est un homme en tenue burlesque avec une couronne en plumes, s’émerveillant devant le gourdin qu’il tient tel un sceptre.
les sept Vices
Le Jugement Dernier
Sur le mur Ouest de la chapelle des Scrovegni, celui de la porte d’entrée originelle (c’est-à-dire, celui que l’on voyait en repartant), Giotto a réalisé une immense fresque représentant le Jugement dernier. Cette dernière étape conclut le thématique de la rédemption du Christ et, par analogie, celle du regardeur. Pluri-narrative, elle se compose de plusieurs scènes autour du Christ en Majesté, dans une mandorle en arc-en-ciel, entouré d’anges et de ses 12 Apôtres (12, pas rancunier : Judas est situé tout à droite, reconnaissable à son manteau jaune). Les hommes y sont jugés pour accéder au Paradis ou damnés en Enfer (en bas à droite) tandis que, au-dessus, de chaque côté, deux anges enroulent, tel un décor, le ciel pour entrouvrir les portes de la Jérusalem céleste, demeure de Dieu.
le Jugement dernier
La petite scène croustillante se situe tout au pied de la Croix : la dévotion ayant ses limites face à l’égo, Enrico Scrovegni, propriétaire du lieu et commanditaire de l’œuvre, s’y est fait représenter autographiquement, montrant la chapelle de l’Arena à la Vierge. On le voit à genoux, à côté de ceux qui sont en train de ressusciter, offrant « son » église aux trois Maries, accompagné d’un prêtre, afin d’être gracié de tous ses pêchés. Il s’agit ici du premier portrait non-religieux de l’Histoire de l’Art occidental. À noter qu’il est à la même échelle que les personnages sacrés…
Tandis que la paix règne, Giotto a représenté, en bas à droite de la fresque, les Enfers où les damnés, visuellement plus petits, sont envoyés dans les flammes. Selon la loi du talion, ils y sont battus, dévorés, éviscérés, embrochés, pendus, torturés par de monstrueux démons, dont l’opulent et bestial Lucifer (rappelant celui, dans un style byzantin, des mosaïques du baptistère San Giovanni de Florence). La position bistournée des corps suggèrent la souffrance, l’horreur, l’effroi… Autant d’avertissements à ne pas suivre le même chemin vers le péché et ainsi la perdition. On retrouvera plus tard cette inspiration dantesque, détaillée et macabre, dans L’Enfer (1490-1500) de Hiéronymus Bosch et sur la coupole du Duomo de Florence, peinte par Giorgio Vasari puis Federico Zuccari entre 1572 et 1579.
la dévotion d’Enrico Scrovegni
l’Enfer, selon Giotto
En savoir plus sur Giotto et les fresques de la chapelle des Scrovegni
Pour approfondir le sujet, je vous recommande deux livres que je possède personnellement, Giotto, la chapelle des Scrovegni, de Stefano Zuffi (éditions Skira) et Les protagonistes de l’Art italien : du Gothique à la Renaissance (éditions Hazan) ainsi que La chapelle des Scrovegni, la révolution de Giotto de Giuliano Pisani (éditions Skira) que j’ai failli acheter là-bas, ou encore Giotto de Marcelin Pleynet (éditions Hazan).
Bonjour Edouard
Pouvez- vous me dire quels sont les ouvrages qui vous ont aidé à rédiger cet article ?
Dans l’attente de votre réponse
Merci
Bonjour Eva,
Ceux-ci sont indiqués au pied de l’article.
Cordialement,